quinta-feira, 6 de setembro de 2012

Ordre et temps dans la philosophie de Foucault

par Diogo Sardinha
L’Harmattan, Paris 2011, 252 p.
Por André Duarte
L’œuvre des grands penseurs est inépuisable et c’est bien cela que nous rappellent les interprètes qui ne se cachent pas derrière des commentaires introductifs ou des larges reconstructions d’arguments, osant nous proposer des thèses au sens fort du terme. Voilà que le beau livre de Diogo Sardinha, Ordre et temps dans la philosophie de Foucault, publié chez Harmattan en 2011, nous propose alors une thèse selon laquelle la pensée foucaldienne serait caractérisée non simplement par un quelconque souci de cohérence interne, mais plutôt par un besoin de systématicité qui s’achèverait dans un système de liberté. Selon la lecture de Foucault que Sardinha nous présente, c’est le caractère plutôt systématique de la pensée foucaldienne qui nous permettrait de la qualifier proprement comme œuvre philosophique, au lieu de la saisir comme simple parcours intellectuel éparpillé, soumis à des exigences théoriques variables, dépendantes de la découverte de nouveaux objets empiriques tels que la folie et la prison, la sexualité ou les exercices d’ascèse de l’Antiquité, parmi bien d’autres. Voilà un aperçu général de la pensée de Foucault dont je partage entièrement le sens.
Dans ce compte rendu j’aimerais souligner ponctuellement quelques analyses de Sardinha qui me paraissent exemplaires, même si parfois elles me suggèrent aussi quelques interrogations. D’abord, je mentionnerais sa géniale découverte que les analyses foucaldiennes sur les trois champs du savoir, du pouvoir et de l’éthique – lesquels recouvrent la totalité de son œuvre – seraient structurées par le rapport fondamental entre fond-surface, organisé autour de la « bipartition entre une surface de phénomènes visibles et un fond qui, tout en restant partiellement recouvert, exerce sur cette surface un pouvoir déterminant » [1]. Sardinha prend Les mots et les choses comme le siège privilégié d’un certain mode cohérent et systématique de penser qui, en dépit de quelques variations et changements ultérieurs, resterait à peu-près le même au long de la pensée foucaldienne. D’après les analyses de Foucault dans Les mots et les choses, tout savoir est dépendant d’une disposition générale ou d’un « geste qui délivre l’ordre » profonde et qui le détermine entièrement, lui permettant d’exister tel comme il existe empiriquement [2]. Or, l’originalité de l’approche proposée par Sardinha se laisse voir quand il argumente que ce même schéma théorique fondamental concernant la relation de détermination entre fond et surface réapparait dans Surveiller et punir, uvrage où Foucault nous affirme que les pratiques disciplinaires ont été le « sous-sol profond et solide » des libertés inventées au XVIIIe siècle [3].
D’ailleurs, l’auteur argumente encore que ce même schéma fondamental de la pensée foucaldienne se trouve aussi dans le premier volet de l’Histoire de la sexualité, la Volonté de savoir, où le fond qui conditionne la surface de notre conception et de notre expérience de la sexualité ne pourrait être rien de sexuel, mais plutôt un dispositif de caractère politique. Cependant, et cela est un signe du caractère soigneux de son interprétation, Sardinha suggère aussi que l’introduction de la notion de dispositif permet à Foucault de rendre plus complexe les relations entre fond et surface, car maintenant elles sont structurées dans les deux sens : soit le fond détermine la surface, soit la surface produit des changements de fond. Ainsi, la sexualité est simultanément pensée comme l’effet d’action d’un dispositif et comme le dispositif lui-même, de manière que fond et surface s’entremêlent et l’antérieure détermination de caractère strictement verticale est alors abandonnée au nom de la figure de la « spirale », d’ailleurs abondante dans cet ouvrage et porteuse d’une « causalité politique plurivoque » [4].
Finalement, on retrouve encore le même schéma de la bipartition et des relations entre fond et surface dans L’usage des plaisirs et dans Le souci de soi, les deux derniers volets de l’Histoire de la sexualité. Cependant, cette opposition se trouve maintenant décalquée sur les relations entre continuité et discontinuité historique, ce qui apporte d’autres importants changements au niveau méthodologique. Ainsi, à l’apparente continuité au niveau des pratiques et des interdictions morales demandées par des codes sociaux et par des lois religieuses chez les Grecs et les Chrétiens (niveaux de la surface), s’opposerait, au niveau profond ou fondamental, une frappante discontinuité en ce qui concerne les rapports à soi qui caractérisent chacun des deux cas historiques. D’ailleurs, Sardinha repère aussi que les investigations foucaldiennes sur l’éthique opposent l’espace de l’intériorité, c’est-à-dire l’espace des relations de soi à soi, à l’extériorité de la morale, soit-elle conçue en tant que codes moraux ou en tant que comportements déterminés par les codes. Comme l’auteur nous rappelle, la dimension éthique est celle intérieure au sujet, la dimension propre à une marge de manœuvre intérieure par rapport aux codes moraux acceptés, car l’éthique concerne la liberté de l’individu « dans sa capacité de se plier sur soi pour créer ses propres valeurs et règles de conduite » [5].
En dépit du fait qu’un même schème de pensée demeure intact au long de la pensée de Foucault, Sardinha soutient qu’on est maintenant au centre d’un important bouleversement. Si dans ses études généalogiques Foucault avait relié le domaine de la morale aux relations de pouvoir-savoir, maintenant la dimension de l’éthique s’est affranchie de ce domaine. Encore, les recherches éthiques sur les différentes formes des rapports à soi sont caractérisées par l’absence d’un principe de mise en ordre, ce qui ne se passait pas dans ses études archéologiques et généalogiques où la surface était toujours déterminée, soit par des dispositions épistémiques, soit par des dispositifs politiques. Et finalement, ce qui est l’aspect le plus important à être observé, après les recherches archéo-généalogiques, les études foucaldiennes sur l’éthique s’ouvrent à l’expérience auparavant inexistante d’un espace de liberté intérieure occupé par le « libre choix d’un nouveau sujet » [6]
Un autre aspect innovateur du livre est lié à son interprétation de la manière dont Foucault révolutionne la réflexion sur l’histoire. Si dans Les mots et les choses Foucault empruntait à Kant la catégorie de l’a priori qui ordonne et rend possible l’apparition des savoirs, cette condition de possibilité était déjà pensée en tant que condition historique et non pas comme appartenant au plan du transcendantal : « Avec Nietzsche, Heidegger et Foucault, la philosophie est au cœur de l’ontologie événementielle » [7]. À cet avis, l’archéologie du savoir de Foucault et l’histoire de l’Être de Heidegger se touchent en ce qui concerne la critique du progrès développée à partir de la conception de la discontinuité ontologique, qui resterait encore valable pour les études généalogiques et éthiques, même si dans ces deux domaines Foucault rejetterait soigneusement le caractère plutôt abrupte des discontinuités historiques découvertes par l’archéologie. Dans une autre formulation, Sardinha affirme aussi que « chez Foucault, comme chez Heidegger et Nietzsche, la discontinuité empêche toute attribution de valeur au déroulement de l’histoire » [8]. Quant à cet aspect, les analyses de Sardinha démontrent que Foucault pense les métamorphoses historiques non pas selon le schéma de l’écoulement temporel entre naissance et mort, mais selon le schéma spatial-topologique des époques entendues comme des espaces ou des configurations ordonnées qui donnent à voir des étants (savoirs, pouvoirs), à la fois que d’autres se cachent y disparaissent. D’où la remarque conclusive qui va au cœur du problème : Foucault « libère la réflexion du carcan de l’avenir, de cette obligation de faire des projets pour le lendemain, comme s’il se laissait prévoir à partir d’aujourd’hui, comme s’il était la suite probable, voire nécessaire » [9].
À partir de cette dernière constatation, cependant, Sardinha fait intervenir quelques remarques critiques à l’égard de la pensée de Foucault dont les implications politiques s’avèrent poignantes. Selon son interprétation, d’après Foucault le temps se trouverait suspendu à l’intérieur d’une époque historique donnée, car il n’y resterait que des modulations et des remaniements qui ne changeraient vraiment le fond qui ordonne une configuration historique donnée : « L’unité de l’époque est donnée par un principe qui, après s’être constitué, se répand. Mais le principe lui-même ne change pas, ne subit pas de métamorphose essentielle » [10]. En dépit de ses richesses théoriques innovatrices, cette conception spatiale du temps historique poserait des problèmes politiques considérables. Rejetant le principe de la temporalisation de l’histoire, Foucault s’imposerait « un choix fondamental : il pense l’histoire des domaines de l’expérience (savoir, politique, éthique) sous le modèle des époques dont le mode d’être plonge ses racines dans un fond qui en sous-tend les déterminations visibles. Dans le cas du pouvoir […] l’époque moderne peut-être dite disciplinaire dans son genre et panoptique dans son espèce. Qu’il y ait par ailleurs des structures macrophysiques (juridiques, politiques ou économiques) d’un certain type, cela lui semble secondaire » [11]. Or, Sardinha pense que ce qui résulte du fait que Foucault établit une relation de subordination entre macrophysique et microphysique, voire entre surface institutionnelle et fonds épocal-événementiel, celui-ci déterminant celle-là, au lieu de les penser ensemble, c’est « la misère de la liberté face à la puissance de l’assujettissement » [12]. Par ailleurs, une autre conséquence problématique du fait que Foucault abolit les schémas de l’histoire temporalisée c’est qu’« il n’y a plus lieu de parler de progrès ni de décadence. À leur place, on retrouve la même méchanceté qui revient pour s’en prendre à nous » [13]. Finalement, Sardinha considère « embarrassant » que la pensée topologique ne puisse pas échapper au principe qui ordonne la configuration d’une époque, ce qui impliquerait l’impossibilité de renverser radicalement le principe de l’ordre épocale. D’où le sentiment « d’impuissance » de l’acteur à l’égard de l’époque où il est enserré et dans laquelle se déroulent ses actions [14]. S’il est vrai que les luttes politiques peuvent effectuer des changements ponctuels dans les partages du pouvoir établi, l’auteur considère de façon critique qu’il ne serait pas moins vrai que les résistances « sont incapables de toucher à la racine des rapports de pouvoir, et de renverser une certaine technologie générale pour en imposer une autre, moins assujettissante » [15].
Voilà un ensemble de réflexions qui me paraissent sujets à discussion. Après avoir loué la pensée de Foucault à cause du fait qu’elle se serait libérée de l’obligation traditionnelle de la philosophie politique, vouée en général soit à la tâche de formuler de bons modèles normatifs pour les affaires humaines, soit à la tâche de penser le modèle d’un changement radical ou révolutionnaire de l’histoire, peut-on vraiment regretter que la pensée politique de Foucault soit demeurée au niveau du modèle politique nietzschéen de la « bataille perpétuelle », sans pouvoir nous offrir d’autres et meilleurs idéaux politiques [16]? Or, il se peut que de telles remarques critiques sur l’impuissance du sujet politique actif terminent par rebondir sur la réflexion théorique de Foucault, en l’affaiblissant. En effet, il ne me semble pas y avoir de décalage entre le Foucault philosophe, qui nous a donné à connaître les dispositifs qui ordonnent l’époque où les conflits se déroulent, et le Foucault activiste politique, engagé dans plusieurs luttes de résistance de son temps. En d’autres mots, la puissance théorique de ses découvertes généalogiques et la puissance politique des luttes de résistance auxquelles Foucault s’est livré se renvoient réciproquement. C’est ainsi que ses découvertes théoriques ne l’ont pas poussé vers l’abandon ou vers des doutes à l’égard de l’activisme politique, de même que l’abandon des projets révolutionnaires de la gauche traditionnelle ne lui a pas fait rejeter ou regretter la force discrète des changements opérés dans les relations de pouvoir établies. Et de toute façon, la critique foucaldienne des projets révolutionnaires de la gauche traditionnelle n’était pas portée contre les événements révolutionnaires eux-mêmes, mais plutôt contre le manque d’esprit critique des révolutionnaires, toujours assez prêts à établir des nouveaux régimes de pouvoir encore plus serrés que ceux qu’ils avaient détrônés.
Face à l’insistance de Sardinha sur le « statut mineur des résistances actives » à cause du fait « qu’elles ne suffisent jamais à provoquer un changement d’époque » [17], je me demande si cette critique ne risque pas d’obscurcir la richesse politique des petites pratiques de résistance, entendues non seulement comme autant des formes variables et multiples d’affrontement aux pouvoirs établis, mais aussi et surtout en tant que création ou invention éthico-politique de nouvelles formes de vie et de relation entre les sujets agissants. En effet, les petits résultats toujours partiels d’une politique infinie, jamais achevée, vouée à des conquêtes ponctuelles, peuvent ouvrir la voie à la création de nouvelles formes de vie pour beaucoup d’autres au-delà des activistes eux-mêmes. D’après Foucault, le potentiel de modification des formes de vie était l’aspect vraiment important dans la considération des mouvements des minorités sexuelles des années 60 et 70, comme il a bien remarqué quelques fois : « ces mouvement sociaux ont vraiment transformé nos vies, notre mentalité et nos attitudes, ainsi que les attitudes et la mentalité d’autres gens – des gens qui n’appartenaient pas à ces mouvements » [18]. Comme on sait, Foucault était très attentif aux formes d’agir aptes à inventer « des modalités de relations, des modes d’existence, des types de valeurs, des formes d’échange entre individus qui soient réellement nouveaux, qui ne soient homogènes ni superposables aux formes culturelles générales. Si c’est possible, alors la culture gay ne sera pas simplement un choix d’homosexuels pour homosexuels. Cela va créer des relations qui sont, jusqu’à un certain point, transposables aux hétérosexuels » [19]. Bref, Foucault nous a enseigné que les petites résistances quotidiennes sont dotées d’un pouvoir de généralisation qui arrive à toucher et à changer la vie de beaucoup d’autres personnes, faisant preuve de sa capacité à promouvoir d’importants changements sociaux et politiques vers des réalités moins assujettissantes.
Considérons maintenant les interprétations que Sardinha consacre aux études éthiques du dernier Foucault, et qui explicitent des tensions par rapport aux recherches généalogiques précédentes. Selon l’auteur, Foucault nous montre que l’éthique des Anciens est de l’ordre du luxe et du surplus qui caractérisent un raffinement de l’art de vivre, lequel n’est jamais accessible à tous, car il est basé sur des principes d’exclusion : « certains n’ont pas le droit d’y prendre part, tandis que d’autres manquent de moyens pour y parvenir » [20]. C’est ainsi que du domaine éthique sont écartés les femmes, les pauvres, mais aussi tous ceux qui décident de n’y participer pas. Même le citoyen et le sujet éthique ne s’identifient pas nécessairement, car on peut demeurer citoyen et ne pas devenir « sujet de soi ». Les pratiques de soi sont alors entourées de formes d’exclusion, de manière que le domaine éthique dans l’Antiquité est toujours « l’affaire d’une minorité » [21]. Dans ce contexte, remarque Sardinha, « il n’y a pas de communauté éthique sans la fixation de frontières qui sanctionnent des appartenances et des mises à l’écart » [22]. Tous ceux qui participent des communautés éthiques « quittent la surface des simples codes et des comportements pour s’installer sur un autre plan, celui des rapports à soi » [23].
Or, c’est ainsi que selon l’auteur seule la vie éthique, qui se détache de la surface des comportements moraux et politiques répandus, pourrait à proprement parler être considérée comme « radicale » [24]. L’éthique s’affranchit du domaine de la morale et du pouvoir, lesquels restent au plan du gouvernement des autres et ne se tournent jamais vers soi-même. En revanche, l’attitude éthique « renoue avec l’idée du luxe, passe au niveau du gouvernement de soi, s’élève du niveau du pouvoir à celui de l’éthique et c’est pourquoi, au lieu d’une intensification, elle prend la forme d’une recherche ». Voilà la différence cruciale entre le champ de la morale, qui se confond avec le champ du pouvoir, et la vie éthique qui inaugure un espace original pour la constitution d’un sujet qui n’était pas là auparavant. L’« assujettissement » éthique constitue une « réponse originale » par rapport aux comportements moraux et politiques, car il institue l’effectuation de la puissance du sujet sur soi-même, laquelle doit être entendue comme une « esquive » qui élève le sujet au-dessus des pouvoirs et des codes moraux établis au cours d’un travail infini de recherche de soi-même sur soi-même [25]. C’est ainsi que le sujet éthique doit alors être compris comme « sujet de soi » ou encore plutôt comme « sujet du soi » [26].
Dans ce processus de déprise de soi afin de devenir sujet de soi-même, l’austérité intervient de façon décisive. Dans l’attitude éthique, liberté de choix et austérité se combinent de façon à produire le sujet par le moyen d’exercices et de contraintes qui le transforment en l’assujettissant au plan ordonné qu’il a donné à lui-même. Selon l’auteur, donc, « l’éthique n’est pas un simple auto-assujettissement qui rassemblerait à une servitude volontaire, mais bien plutôt (pour reprendre le concept kantien) un héauto-assujettissement, par laquelle le sujet se donne à lui-même les règles d’action auxquelles il obéit » [27]. Ainsi, le sujet éthique est simultanément actif et passif, puisqu’il est simultanément l’agent et le patient de l’action qu’il effectue à l’égard de lui-même. Ces considérations s’achèvent sur la conclusion suivante: « En d’autres termes, la liberté n’a d’autre sens que de se transformer en abstention. Le rapport à soi n’émancipe le sujet d’un pouvoir venu du dehors qu’à condition de le soumettre à une autre souveraineté non moins astreignante, exercée par lui-même sur lui-même. Voilà, en somme, “le prix à payer” pour que s’ouvre devant nous la voie d’une subjectivité pleine » [28].



Soulignant les différences entre le sujet éthique et le sujet politique de droits, ce dernier étant entendu comme sujet assujetti à des relations de pouvoir-résistance, Sardinha insiste sur le contraste évident qui s’ouvre entre l’éthique et la résistance au pouvoir. Dans le cas des résistances au pouvoir, « les sujets réclament et parfois acquièrent des droits déjà conférés à certains ou alors ils inventent de nouvelles libertés. En revanche, dans l’éthique ils s’imposent des obligations qui ne sont pas communes à tous, mais qui définissent plutôt des minorités soucieuses de leur austérité » [29]. Cette remarque est bien portée si l’on reste au plan général d’une comparaison entre quelques résultats de ses recherches éthiques et les conclusions auxquelles Foucault était arrivé au cours des analyses généalogiques sur les dispositifs de savoir-pouvoir. Cependant, en dépit des tensions qui existent entre ses recherches éthiques et ses recherches généalogiques, il faudrait aussi remarquer que Foucault n’a jamais établi de distinction tranchée entre éthique et politique, voire entre lutte politique pour la conquête des droits et inventions éthico-politiques provenant des nouvelles formes de relation entre les sujets qui agissent politiquement. Ainsi, dans des nombreux entretiens des années 80, Foucault a fréquemment associé les résultats des résistances politiques et les ressorts éthiques issus de la création de nouvelles formes de vivre ensemble.
Pour conclure, considérons les analyses originales de Sardinha sur le caractère systématique de la pensée foucaldienne. Par rapport aux investigations archéo-généalogiques précédentes, organisées autour des dispositions et des dispositifs, Sardinha observe qu’au plan méthodologique les recherches éthiques de Foucault s’achèvent sur l’ouverture d’une « composition épistémologico-politico-éthique » [30]. Ainsi, par rapport aux analyses précédentes sur le réseau de cohérence qui organise la pensée foucaldienne à partir du schéma de la bipartition entre fond et surface, Sardinha indique maintenant la voie synthétique qui s’ouvre vers une nouvelle dimension de la systématicité. Cette nouvelle systématicité se laisserait apercevoir dans la dernière réflexion éthique de Foucault, tout particulièrement dans la Préface à L’usage des plaisirs et dans le texte de 1984 intitulé « Qu’est-ce que les Lumières ? », où il fait mention du projet d’une ontologie critique et historique de nous-mêmes.
D’après Sardinha, pour que l’on puisse parler d’une œuvre au sens fort, il est nécessaire que les parties qui la composent ne se juxtaposent pas selon le moyen de l’addition, mais qu’il y ait une « intrication » entre elles orientée « par une logique différente de celle qui régit les mouvements de chaque domaine pris à part par rapport aux autres » [31]. C’est alors que Sardinha nous propose des très intéressantes analogies avec certains concepts de la pensée critique de Kant, notamment ceux qui appartiennent à la troisième critique, la Critique de la faculté de juger. Le passage suivant me paraît éclairant quant à la démarche assumée par l’auteur. Selon lui, chez le dernier Foucault comme chez le Kant de la troisième critique, d’abord « une troisième région vient changer profondément les perspectives acquises par leurs travaux précédents concernant deux grandes régions déterminées. Ensuite, ce troisième plan introduit un principe d’héautonomie, ou d’établissement des règles que l’on se donne à soi-même. Enfin, il sollicite une étude de l’articulation des éléments, dont on savait qu’ils entretenaient entre eux des liens, mais dont les natures foncièrement différentes menaient à croire qu’ils ne pourraient former un ensemble cohérent et harmonieux » [32].
En syntonie avec le Kant de la troisième critique, l’articulation architectonique de l’ensemble de l’œuvre de Foucault s’organiserait selon le principe du libre jeu entre les domaines du savoir, du pouvoir et de l’éthique. Ce jeu est libre au sens où il n’y aurait pas de détermination ultime d’un domaine sur les autres, puisque parfois c’est le savoir qui joue le rôle du fond de détermination, mais parfois c’est le pouvoir ou l’éthique qui occupent cette position. La pensée de Foucault constituerait un jeu réglé mais toujours ouvert, car les règles ne seraient pas établies par un principe transcendantal immuable, de manière que le jeu foucaldien serait bien un jeu infini. Et voilà qu’on arrive à l’idée centrale de l’interprétation proposée par Sardinha, pour qui l’œuvre de Foucault contribuerait à une « réhabilitation du concept de système » [33]. Dès que Foucault s’engage dans un nouveau projet de communication entre les différents plans d’expérience du savoir, du pouvoir et de l’éthique, alors le principe fondamental qui réglait chaque champ isolé dans les étapes précédentes de ses recherches – la bipartition entre fond et surface – est finalement dénié au nom des « relations réciproques et des décalages perpétuels entre elles » [34].
Selon Sardinha, Foucault éprouve à la fin de ses recherches un fort « besoin d’être systématique », ce qui se laisse mieux comprendre si l’on revient à la philosophie critique de Kant, comme d’ailleurs Foucault lui-même y est revenu dans ses dernières années de vie [35]. Ainsi, une première caractéristique de la systématicité exigée par la pensée de Foucault se trouverait dans le principe d’une « affinité sans finalité » entre les domaines du savoir, du pouvoir et de l’éthique, principe auquel il ne serait arrivé qu’à la fin de ses recherches et qui, bien sûr, n’était pas visé dès le commencement – au contraire de ce qui se passe chez Kant, dont le projet critique est conçu dès le départ en vue d’un système. Le caractère architectonique de la pensée de Foucault s’énoncerait plus clairement dans le texte de 1984 « Qu’est-ce que les Lumières ? », texte qui « pose en termes précis tant l’accord entre les domaines que la systématicité de l’expérience » [36]. Selon les termes de Foucault dans ce texte, la tâche première d’une ontologie critique et historique de nous-mêmes serait celle de répondre de manière systématique aux questions suivantes : « comment nous sommes-nous constitués comme sujets de notre savoir ; comment nous sommes-nous constitués comme sujets qui exercent ou subissent des relations de pouvoir ; comment nous sommes-nous constitués comme sujets moraux de nos actions » [37]. Or, si le projet d’une ontologie critique et historique de nous-mêmes est dépourvu d’un principe fondamental selon lequel un des domaines aurait la primauté sur les autres, ce qui garantit l’unité de l’intrication des différents axes c’est le fait que de telles recherches soient orientées par l’exigence d’expliciter comment nous sommes devenus ce que nous sommes et comment nous sommes déjà en train de nous transformer. De cette manière, soutient Sardinha, « les interrogations épistémologique, politique et éthique s’orientent […] vers une quatrième question, qui en quelque sorte les surplombe, dans la mesure où c’est d’elle qu’elles reçoivent leur sens ultime. C’est la question que Foucault formule ailleurs par un “que sommes-nous aujourd’hui” » [38]. Bien sûr, Sardinha s’apprête à nous avertir qu’il renonce à « l’espoir de soumettre l’œuvre de Foucault à un principe qui l’expliquerait totalement » [39]. . Si la pensée de Foucault fait preuve d’un renouvellement de l’idée de système, il s’agit d’une « systématicité ouverte, selon laquelle les multiples relations entre le savoir, le pouvoir et l’éthique convergent vers un point commun d’intersection, ce nous-mêmes qui, à chaque moment, fait l’expérience de soi » [40]. Une fois achevée, l’interprétation proposée par Diogo Sardinha a soulevé le sens profond de la cohérence interne de l’œuvre philosophique de Foucault. Le but de son interprétation était de surpasser les travaux qui « s’intéressent plutôt aux empiricités qu’à la systématicité, allant parfois jusqu’à nier l’existence de celle-ci » [41], et à cet égard je crois qu’il a réussi. Afin de mener à bout la tâche qu’il s’était posé, Sardinha a dû repérer un ensemble de notions et concepts qui, en dépit d’être bien connus par les lecteurs de Foucault, demeuraient jusqu’alors obscurs quant à leur fonction heuristique, comme les notions de surface, fond, disposition, dispositif, événement, champ, inclusion et exclusion – parmi bien d’autres. Dans sa conclusion, Sardinha observe que le point d’arrivée de Foucault est bien éloigné de la démarche qui l’avait rendu célèbre au début des années 60, à savoir, « la conception des ruptures radicales sur les plans du temps et de l’ordre », puisque maintenant « il est résolument plus proche d’une expérience dynamique et complexe ». D’où s’impose la conclusion du livre : « L’architectonique qui en découle a la forme d’un système de liberté » [42].
À la fin du livre, cependant, deux questions restent ouvertes à mon avis. Il est vrai que toute interprétation de la pensée d’un grand auteur exige la prise d’une certaine visée, ce qui permet de souligner les aspects que nous jugeons les plus importants au prix d’en cacher d’autres. Or, je pense qu’en soulignant le caractère systématique de la pensée foucaldienne, Sardinha s’est écarté de l’examen de la dimension politique et contemporaine des investigations foucaldiennes sur l’éthique. Bref, en présentant Foucault comme un philosophe spéculatif, systématique et abstrait, je me demande si Sardinha ne cours pas le risque de jeter une certaine zone d’ombre sur l’intérêt et l’attachement de Foucault à l’action politique, aussi bien qu’aux relations entre éthique et politique dans sa pensée et dans son engagement.
En ce qui concerne le caractère systématique de sa pensée, il est indéniable que Foucault est toujours revenu sur ses recherches précédentes en les interprétant dans le sens des recherches qu’il menait alors, ce qui peut bien être le signe d’un fort besoin de systématicité. Il est vrai aussi que Foucault a essayé de systématiser ses recherches sur le savoir, le pouvoir et l’éthique en argumentant qu’elles seraient liées à la tâche de comprendre les différentes façons par lesquelles nous sommes devenus des sujets. Finalement, on ne peut pas dénier le caractère heuristique et ingénieux des analogies que Sardinha a formulées entre l’exigence foucaldienne de systématisation et le projet critique systématique kantien. Cependant, ne serait-il pas important aussi de réfléchir sur l’idée même de philosophie que se faisait Foucault ? En fin des comptes, Foucault a toujours soutenu une relation philosophique plutôt conflictuelle avec la philosophie, ce qui peut-être fait signe vers son héritage nietzschéen et heideggérien – Nietzsche et Heidegger étant les deux philosophes qui ont mené le plus clairement une vraie guerre philosophique contre la philosophie elle-même.
Bien entendu, ces questions ne m’empêchent point de reconnaître et de réaffirmer le très haut niveau auquel Diogo Sardinha a porté la compréhension de l’œuvre philosophique de Foucault, et je ne peux que souhaiter que cet excellent livre trouvera beaucoup d’autres lecteurs.
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Notas:
[1] D. Sardinha, Ordre et temps dans la philosophie de Foucault, L’Harmattan, Paris 2011, p. 31.
[2] Cf. ibidem, p. 40.
[3] Cf. ibidem, p. 47.
[4] Ibidem, p. 57.
[5] Ibidem, p. 67-68.
[6] Ibidem, p. 177.
[7] Ibidem, p. 102.
[8] Ibidem, p. 104.
[9] Ibidem, p. 150.
[10] Ibidem, p. 174.
[11] Ibidem, p. 153.
[12] Ibidem, p. 154.
[13] Ibidem, p. 155.
[14] Ibidem, p. 175.
[15] Ibidem, p. 176.
[16] Cf. ibidem, p. 163.
[17] Ibidem.
[18] M. Foucault, Dits et écrits, vol. IV, Gallimard, Paris 1994, p. 746.
[19] Ibidem, p. 311.
[20] D. Sardinha, Ordre et temps dans la philosophie de Foucault, cit., p. 182.
[21] Ibidem, p.184.
[22] Ibidem, p. 185.
[23] Ibidem, p. 186.
[24] Ibidem.
[25] Ibidem, p. 191.
[26] Ibidem, p. 192.
[27] Ibidem, p. 195.
[28] Ibidem, p. 197.
[29] Ibidem, p. 196.
[30] Ibidem, p. 178.
[31] Ibidem, p. 199.
[32] Ibidem, p. 205.
[33] Ibidem, p. 212.
[34] Ibidem.
[35] Ibidem, p. 213.
[36] Ibidem, p. 215.
[37] Ibidem. L’auteur cite des Dits et écrits, cit., p. 576.
[38] D. Sardinha, Ordre et temps dans la philosophie de Foucault, cit., p. 217.
[39] Ibidem, p. 221.
[40] Ibidem, p. 222.
[41] Ibidem, p. 227.
[42] Ibidem, p. 230.
buscado em: http://www.anpof.org.br/spip.php?article176

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